Il a fallu attendre ces dernières années, avec la mise en place des programmes européens (INTERREG), le statut d’autonomie donnée à la Sardaigne à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la récente loi de décentralisation (1992) pour la Corse, pour noter une reprise des relations, sans doute encore trop fragile, pour deux îles qui s’ignorent depuis si longtemps.
La situation de ces territoires révèle la diversité des communautés méditerranéennes comprises à l’intérieur d’un socle commun et propose de s’interroger sur la construction de l’identité d’un peuple. C’est résolument sur ces différences qui forment système dans le contexte méditerranéen, entre fragmentation terrestre et connectivité maritime, que s’inscrit le parti pris de l’exposition Corsica-Sardegna.
La Corse et la Sardaigne, îles soeurs ou voisines ?
La Corse et la Sardaigne sont deux îles jumelles, dit un chant sarde. La lecture d’une carte de la Méditerranée occidentale montre qu’elles forment une même entité géographique et géologique, seulement séparées d’une douzaine de km par le détroit de Bonifacio. Les récits mythologiques les rapprochent également : chez les auteurs antiques, notamment dans le cycle d’Enée, ouvert par Virgile, elles sont souvent liées. Occupant une position stratégique en Méditerranée, elles ont subi les mêmes vicissitudes historiques sous les dominations romaine, pisane, puis génoise. Mais leurs destins s’éloignent au XVIIIe siècle. Fortes de leur proximité géographique et naturelle, la Corse et la Sardaigne développeront une histoire et des pratiques culturelles différentes. Si proches et si lointaines.
Sur le plan géographique d’abord : la Corse possède quelque 50 sommets culminants à plus de 2000 m ; 3 fois plus grande, la Sardaigne offre un paysage de plaines et de collines. 300 000 habitants en Corse et plus d’1 700 000 en Sardaigne, à eux seuls, ces chiffres laissent présager une histoire et une organisation sociétale différentes : les deux grandes îles de la Tyrrhénienne sont moins proches qu’il n’y paraît.
La redécouverte de la Méditerranée
Pourtant les bases culturelles et historiques sont identiques : les modes de vie sont proches avec une forte pratique pastorale et un banditisme récurrent, une toile de fond commune, composée de techniques et de paysages agraires, ainsi que d’un horizon idéologique et culturel. Mais les pratiques et leurs évolutions diffèrent : les deux îles n’ont jamais développé d’intenses relations économiques et sociales et se sont côtoyées dans une méconnaissance réciproque. Le refus de la mer et de ses dangers (épidémies, famines, razzias barbaresques…) les a éloignées, plus encore le relief a enfermé et isolé les communautés. Corse et Sardaigne, semblables dans leurs origines mais séparées par leurs destins, vont enfin bénéficier d’un éclairage commun dans le contexte de la redécouverte de la Méditerranée.
Après les premiers voyages illustrés, la photographie témoignera de ces sociétés qui apparaissent, malgré elles, archaïques. Les photographies issues du travail de Clifton Adams lors de sa tournée méditerranéenne pour le compte du National Geographic en 1922 traduisent l’approche exotique de la Corse et de la Sardaigne, révélant des aspects encore inédits de certaines populations : la mise en évidence de coutumes et de moeurs originaux à l’intérieur de paysages plus ou moins hostiles, donne la mesure de l’évolution des modes de vie de ces îles. La démarche d’Ange Tomasi, photographe corse, est différente : elle donne la mesure d’un monde qui s’enfuit. La photographie des années 1920 en Méditerranée accompagne les phénomènes de colonisation et d’industrialisation des sociétés et répond à ce besoin d’images secrété par la société moderne et par l’industrie du tourisme qui se développe irrémédiablement. Une mutation s’opère au sein de ces sociétés en sursis.
« L’Ile de beauté » et « l’Ile du silence » : représentations
La représentation des îles prend toute sa mesure avec l’évolution économique des XIXe et XXe siècles, ouvrant le monde aux Européens et faisant de la Méditerranée un espace de voyage exotique et de découverte de l’autre. Une image propre à chaque île se dessine peu à peu. La Corse devient l’île romantique des héros et nous entraîne dans un univers artistique dominé par les paysages et une nature sauvage, omniprésente ; la Sardaigne, riche de son patrimoine culturel, est identifiée à ses grands décors antiques et à son peuple. L’artiste italien, Guido Colucci y réalise par exemple une étude précise des populations pour reproduire avec précision l’habillement traditionnel, véritable symbole social, dans une finalité artistique et pédagogique.
En Corse, rares sont les témoignages d’un costume traditionnel ; à partir de la Restauration, le noir, si cher aux Romantiques, cessant d’être un privilège nobiliaire, s’impose au XIXe siècle. Alors qu’au siècle suivant, l’activité agropastorale quotidienne rend inutile, sinon, interdit, toute élégance, les folkloristes s’emparent de la dernière mise, celle des veuves de 1918, pour en faire un uniforme à des fins spectaculaires. Le supposé « costume corse » devient un attrait touristique. En Sardaigne, les costumes et les parures riches en couleurs sont de fortes traditions locales : le port des vêtements traditionnels complets reste parfois pratiqué par une minorité, dans un mouvement à la fois social et culturel de construction de l’identité locale qui amène les individus à se reconnaître. Chaque village a son propre costume.
Dans ce contexte d’émulation ethnologique, la Méditerranée apparaît comme le lieu central de compréhension des sociétés et véritable laboratoire où l’on peut admirer les grandeurs de l’Antiquité et observer les communautés presque sauvages, comme celle des bergers, de ces îlots restés à l’écart du mouvement de l’histoire. Voici le témoignage de Franco Cagnetta, l’un des premiers à avoir donné la parole au peuple sarde, évoquant sa rencontre avec les vieux bergers de la Barbagi : avec leurs visages durs, écailleux et cependant empreints d’une étrange douceur […] Ils rappellent presque tous des figures de l’Ancien Testament : avec leurs sourcils blancs qui descendent très bas sur leurs yeux, leurs moustaches, leurs longues barbes bouclées qui retombent en plis bien ordonnés jusqu’au milieu de leur poitrine.
L’éveil intellectuel et artistique dans les deux îles
Si le début du XXe siècle est marqué par la redécouverte ethnologique et géographique de la Méditerranée, un éveil intellectuel et artistique se dessine en Corse et en Sardaigne, comme l’écho de l’esprit « national », mené par de jeunes artiste qui veulent raconter l’âme fabuleuse de l’île qui les a vus naître, comme Giuseppe Biasi en Sardaigne. En Corse, les artistes insulaires ont largement participé à la création des images « icônes » de la Corse et à la promotion d’une image forte et typique de leur île. À partir du début des années 1900, les peintres sortent de leurs ateliers et le paysage devient un des genres principaux de leur activité, reflet de la société et des modes de vie d’alors. Léon Canniccioni peint tous les lieux et personnages typiques de la Corse : pêcheurs, bergers, agriculteurs... Il véhicule l’image d’un paysage à la fois rude et original, mais toujours d’une noble beauté. Il peint les activités rituelles : fêtes des vendanges, traditions religieuses, enterrements et processions. Les revues et publications insulaires des années 1920-1930 apparaissent comme des supports de premier choix de l’expression artistique corse.
Mais d’autres artistes s’intéressent aussi à l’île : plus de 400 peintres dont près de 80 étrangers, arrivent, à cette époque, en Corse ; parmi eux, Paul Saïn, Camille Boiry, puis André Strauss et Auguste Bouchet, vont lui donner une vision attachante. Cette approche de la Corse et de la vie en Corse est confirmée par Rosa Luxemburg qui écrit en janvier 1917 :
Moi, j’ai l’intention de vous entraîner jusqu’en Corse… On y oublie l’Europe, du moins l’Europe moderne. Imaginez un paysage vaste et héroïque avec des montagnes et des vallées aux lignes sévères… […] Et sur tout ce paysage règne un silence de commencement du monde… […] Et les gens que vous rencontrez sont en accord avec le paysage. Au détour du sentier de montagne surgit soudain une caravane – les Corses marchent toujours l’un derrière l’autre, en convoi étiré et pas en groupe comme nos paysans…
Entre études géographiques et ethnologiques, représentations fidèles ou stéréotypées, l’exposition Corsica-Sardegna donne à voir les deux îles sous deux angles distincts : le regard du monde extérieur sur cet espace méditerranéen (notamment grâce au reportage photographique du National Géographic Magazine avec 63 photographies de la Corse et de la Sardaigne) ; le regard introspectif des insulaires (à travers 30 photographies de Ange Tomasi et Guido Costa destinées à servir de documentation anthropologique ou encore l’oeuvre de Guido Colucci).
Le propos de l’exposition est concentré sur le XXe siècle, et plus particulièrement sur sa première moitié, car la période renferme plusieurs éléments de compréhension du sujet. L’évolution économique et sociale transforme alors profondément la Corse et la Sardaigne. Et par un effet assez logique de balancier, ces changements entraînent l’étude des sociétés traditionnelles en voie de disparition.
L’un des exemples les plus probants est sans doute la redécouverte de la musique polyphonique traditionnelle corse et sarde et l’engouement actuel qu’elle suscite, dans un mouvement de réhabilitation de ce patrimoine musical depuis les années 1950. Ces traditions vocales symbolisent, à la fois pour les Sardes et les Corses, la cohésion sociale et une résistance des minorités culturelles face au phénomène de mondialisation. Elles sont aussi les preuves tangibles d’échanges linguistiques et musicaux entre les deux îles, qui, bien que ténus, existent depuis la préhistoire.
Si le XXe siècle est venu compliquer un peu plus les relations des îles voisines (les revendications de l’Italie mussolinienne sur la Corse puis l’invasion italienne et allemande de la Seconde Guerre mondiale construisent une véritable frontière), cette exposition est la preuve irréfutable d’un changement en cours, d’un lent rapprochement, silencieux mais irrésistible. Les destins corses et sardes prennent enfin, au XXle siècle, le même chemin, celui du juste équilibre entre production et tourisme, dynamiques économiques et préservation patrimoniale. A la marge méridionale de l’Union européenne, mais au coeur de la Méditerranée occidentale, la Corse et la Sardaigne demeurent amarrées à leurs Etats-Nations respectifs ; leur avenir passe par une relation plus étroite avec l’Arc méditerranéen.
Commissaire : Pierre-Jean Campocasso, attaché du patrimoine au musée de la Corse, docteur en Histoire.
Scénographie : Yves Kneusé
Réalisation : Musée de la Corse (Direction du Patrimoine, CTC)